« A un angle de la Grand-Place avait commencé un tournoi de lutteurs de sumo dont les participants amateurs venaient de Konoshimpo-chô. A proximité, on avait dressé une arche en feuilles de cryptomères sur le lieu de la cérémonie où étaient distribués des mochi rouges et blancs, couleur de fête. Le banquet donné en l'honneur de l'inauguration devait se tenir dans la grande maison de thé aménagée pour l'occasion par le syndicat des propriétaires d'auberges de Kanazawa. De grandes et luxueuses boîtes en cèdre contenant les repas étaient alignées sur les tables. Quand sautèrent tous en même temps les bouchons de la fameuse bière Sapporo comme pour donner le signal du début des festivités, la joyeuse fanfare commença de jouer à tout rompre. Sur la scène de l'Inari-za se produisaient les geisha des quartiers de plaisirs, qui faisaient leurs démonstrations de danses accompagnées de shamisen et jouaient des pièces souvent inspirées du théâtre kabuki. Mais beaucoup d'entre elles accouraient sur la Grand-Place célébrer l'évènement. Pour voir passer le train, les gens affluaient des régions environnantes avec leur pique-nique. Le talus de la voie ferrée resta noir de monde toute la journée, depuis le passage du premier convoi, à 5 h 3!, jusqu'au dernier, à 18 h 25. Cinq convois en tout, c'était encore très peu. Les gens attendaient le train assis par terre pendant des heures sur une file s'étirant de la gare jusqu'au pont où passait la voie qui traversait la Saigawa. Des clameurs accompagnaient chaque coup de sifflet à vapeur. Les spectateurs se dressaient alors et criaient Banzai ! Certains même se glissaient sur les rails. Devant la gare, des dizaines de pousse-pousse attendaient le client. Je m'agrippais au bras de mon père. Je trouvais que la locomotive à vapeur qui crachait de la fumée toute noire était quelque chose de terrible et d'effrayant. Les gens au travail dans les champs laissaient tomber faucilles et houes, et regardaient passer l'énorme masse noire de la machine. D'autres continuaient de monter plusieurs fois par jour sur le talus. Un remue-ménage invraisemblable que toutes ces personnes accourues pour contempler le train !
La gare avait été construite au milieu d'un grand champ de lotus, et, ça et là, on en voyait encore traîner des petits bouts par terre qui me faisaient penser à des cigognes en papier plier, origami. Que c'était beau ! L'Asanogawa et, plus loin, la rangée d'arbres sur la rive de la Saigawa, tout était parfaitement visible, comme à portée de main.
Et il fallait voir l'arrivée du train dans la gare aussi vaste qu'une Grand-Place ! Les pousse-pousse arrivaient ... encore et encore ! ... Puis ils s'alignaient le long de la station comme une petite colonne de fourmis et prenaient les passagers qui descendaient du train.
Dans ce quartier se trouvait autrefois la résidence de Mitamura Monzaemon, un riche samouraï du fief de Kaga, ainsi que la résidence de campagne de Matsudaira Kazuma. Derniers représentants de cette époque : quelques vieux murs et vieux pins. Sur ces arbres, dit-on, vit Tengu, un lutin pourvu de deux ailes qui lui permettent de voler. Affublé d’un long nez et d’un visage tout rouge, il ressemble à un être humain. Le bruit court qu’on entend parfois le son de sa flûte. Personne ne songeait à s’aventurer par là. Le Japon procédait alors à une complète réorganisation administrative qui provoqua la chute des samouraïs après la suppression des fiefs et la composition de départements soumis à l’autorité centrale, l’empereur. Les samouraïs auparavant rétribués par les seigneurs féodaux, daimyo, se virent supprimer leur salaire. Ils reçurent du gouvernement une indemnité compensatoire qui se révéla malgré tout insuffisante à long terme. Devenus pauvres pour la plupart, certains tâchaient de gagner leur vie comme journaliers, d’autres vendaient des jeunes filles comme geishas. D’autres encore s’enfuirent ailleurs pour devenir policiers. Aux filles des samouraïs fut accordé officiellement en mars 1879, le droit de devenir geisha. Ce furent finalement la construction de la voie ferrée et les travaux publics qui vinrent enrayer le chômage... »
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